mardi 25 août 2015

Les dernières heures de Pierre Du Moulin




Ceux qui s’intéressent aux grands prédicateurs protestants du XVIIe siècle découvriront tôt ou tard un genre littéraire intéressant, qui n’existe plus de nos jours, à savoir le récit des dernières heures des pasteurs.

Le genre n’est pas totalement nouveau - il reprend le modèle romain de l’exitus illustrium virorum et les récits de la mort des grands Réformateurs qui circulent en France au XVIe siècle. Ce qui est nouveau, c’est la diffusion large de ce genre de récit à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. 

Dans un article fort intéressant consacré à ce « sous-genre original de la littérature d’édification protestante », Julien Gœury explique qu’il s’agit 
« … d’un genre nouveau … qui va connaître une diffusion discrète, mais très régulière en France jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, période durant laquelle il connaît une assez grande stabilité, tant du point de vue de la forme que du contenu. Ce type de récit se retrouve encore durant la période du refuge en Suisse et en Hollande, mais il perd alors progressivement son identité générique pour se voir à nouveau annexer aux biographies, comme c’était le cas au XVIe siècle. » 
Au XIXe siècle, on publie encore des collections de récits de ce type, mais par la suite, l’intérêt du public semble s’être estompé. Peut-être pourrait-on rattacher les Adieux d’Adolphe Monod à cette tradition. 

Les dernières heures des pasteurs ont plusieurs points en commun : il s’agit de témoignages rendus par des témoins oculaires, en général des proches du pasteur en question, voire des membres de sa famille, choisis après sa mort ou même au cours des derniers jours de son agonie. Le nom du témoin reste, la plupart du temps, inconnu et il ne cherche pas à briller par la beauté de sa prose, car ce qui compte, ce sont les ipsissima verba du défunt ainsi que son attitude et les textes bibliques qui l’ont accompagné jusqu’à la fin. 

Le but poursuivi par les récits des dernières heures des grands pasteurs du XVIIe siècle réside, d’abord, dans l’édification des croyants. Le protestantisme a abandonné la vénération des saints, mais les fidèles ont besoin de trouver inspiration en la contemplation de la vie de personnes exemplaires, dont leurs pasteurs. Leur mort, moment crucial s’il en est, et épreuve finale de la foi, revêt dans ce contexte une importance particulière. Ecoutons encore Julien Gœury : 
« La ‘bouche sanctifiée’ du moribond prédicateur dispense indirectement au lecteur un enseignement spirituel qu’on retrouve sous une forme apparentée dans les préparations à la mort, les instructions familières, les visites charitables et autres consolations spirituelles largement diffusées à la même époque et dont les œuvres de Charles Drelincourt offrent les exemples les plus fameux. Mais la qualité du mourant et l’authenticité des discours rapportés confèrent à cette performance une valeur particulière. »
En écoutant les dernières exhortations du pasteur mourant, en contemplant les textes bibliques qu’il a chéris jusqu’à la fin, en se rappelant les psaumes qu’il s’est fait chanter, on espère mieux se préparer à affronter le moment difficile, mais inéluctable de sa propre mort. 

A ce but pédagogique et édifiant s’ajoute, comme le signale Julien Gœury, un but polémique. Les protestants français du XVIIe siècle vivent dans l’ombre de la révocation de l’édit de Nantes, autrement dit : leur foi est contestée et souvent vilipendée. La contre-réforme catholique cherche à discréditer les pasteurs du troupeau protestant, et on rapporte la mort dans d’atroces souffrances de ces hommes présentés comme hérésiarques (la stratégie est classique et également utilisée du côté des protestants : nous avons entendu dans la bouche d’un apologète évangélique le récit de la mort atroce de Voltaire). Les protestants sentent donc le besoin de répondre comme à l’avance à ces calomnies en publiant les récits des dernières heures de leurs grands figures dont la belle mort authentifie en quelque sorte l’enseignement. Ce deuxième but pourrait aussi expliquer pourquoi on raconte moins les dernières heures des pasteurs après la révocation de l’édit de Nantes ; en France du moins, le roi a fait taire la polémique manu militari

Aujourd’hui, nous vous proposons la lecture d’un bel exemple du genre, le 


tel qu’il a été publié à Sedan par François Chayer en 1658. 

Le récit couvre la période allant du 26 février au 10 mars 1658, jour de la mort du grand pasteur huguenot. L’auteur ne dit pas son nom, mais d’après Julien Gœury, il s’agirait de Pierre Du Moulin fils. 

Dès que la nouvelle du mauvais état de santé du pasteur – il semble souffrir d’une pneumonie – répand à l’Eglise de Sedan, beaucoup de monde se presse autour de son lit. Inlassablement, le pasteur exhorte les fidèles ; il trouve même la force de reprendre les flatteurs. Le pasteur mourant exprime son profond sentiment d’être indigne du salut et implore la miséricorde de Dieu. Du Moulin souffre beaucoup, mais il semble garder une certaine maîtrise de la situation, car c’est lui-même qui prend son pouls et prédit une lente agonie. Parfois, la douleur prend le dessus et le pousse à demander à Dieu d’abréger ses souffrances, mais en bon calviniste, il se reprend aussitôt. Ayant été pasteur et théologien toute sa vie, il ne peut s’empêcher de commenter les lectures pieuses qu’on lui fait, par exemple en mentionnant des variantes d’interprétation. Notons aussi que le vieux théologien aime à entendre l’Ecriture en langue hébraïque. Bien entendu, les psaumes – et surtout le psaume 51 – se taillent la part de lion des lectures, mais on lit aussi les prophètes. Il choisit ses psaumes et se concentre sur les parties convenables, « sautant les versets qui n’étaient pas à son usage ». Les quatre premiers jours de sa maladie, il parle beaucoup, mais vers la fin, il connaît de longs moments d’assoupissement. Les crises de fièvre sont suivies de périodes de ravissement sans paroles, très impressionnantes pour l’assistance. La dernière parole intelligible du mourant est une affirmation de foi. Du Moulin meurt enfin paisiblement, après une demi-heure de silence, un peu après minuit. 

Il nous semble que la lecture du récit est édifiante, même pour un lecteur du XXIe siècle. Il est vrai que parfois, l’insistance sur l’indignité du vieux pasteur semble surfaite, mais qui sommes-nous pour juger des sentiments d’un mourant ? Le récit semble authentique et pas trop embelli ; on discerne aussi des moments de découragement et des instants où la douleur devient écrasante, mais en fin de compte, la foi triomphe. Du Moulin semble donc confirmer l’adage selon lequel « de bonne vie s’ensuit bonne mort ». 

Pour aller plus loin : Julien Gœury, « Les dernières heures des pasteurs : récit de la mort et mémoire protestante de la Renaissance aux Lumières », in : Patricia Eichel-Lojkine (éd.), De bonne vie s’ensuit bonne mort. Récits de morts, récits de vie en Europe (XVe-XVIIe siècle), Honoré Champion, Paris, 2006, p. 125-148 

Aussi publié sur notre site consacré à la grande prédication française (ici). 
On y trouve le facsimile du récit et d’autres documents intéressants.

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