lundi 25 septembre 2017

Un manuscrit de Bossuet


C’est toujours intéressant de pouvoir jeter un coup d’œil dans l’atelier d’un grand prédicateur. Nos traitements de texte modernes ont pour effet de rendre invisibles les différentes versions du sermon ; en revanche, les manuscrits originaux des maîtres du passé, s’ils existent encore et sont accessibles, permettent parfois de visualiser le travail d’élaboration des textes. Je viens de mettre la main sur une reproduction de deux pages d’un sermon que Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704) a donné à plusieurs reprises, d’abord en 1665 et 1666, puis en 1668 et en 1669 [1]. Il s’agit du sermon dit « sur la divinité de Jésus-Christ » (Bibl. Nat. Mss. Fr. 12821, fol. 180 (verso) et 181 (recto)). La reproduction provient du tome V de l’ « Histoire de la langue et de la littérature française » éditée par Louis Petit de Julleville (1841-1900) : 



[… C’est le bain de la pénitence toujours ouvert aux pécheurs, toujours prêt à recevoir ceux qui retournent ; c’est ce bain de miséricorde qui est exposé au mépris par sa facilité bienfaisante, dont les eaux servent contre leur nature] à souiller les hommes : quos abluit inquinat [2], parce que la facilité de se laver fait qu’ils [ne] craignent point de salir leur âme conscience. Qui ne se plaindrait, chrétiens, de voir cette eau salutaire si étrangement violée, seulement à cause qu’elle est bienfaisante ? Que dirai-je Qu’inventerai-je, où me tournerai-je pour arrêter les profanations des hommes pervers qui vont faire malheureusement leur écueil du port ? Dirai-je que dorénavant dieu fermera cette fontaine ou en rendra l’abord difficile ? Mais les pécheurs me demandent : « Que faut-il pour en approcher ? N’est-ce pas assez de se repentir ? Je suis car [opt…] C’est-ce qui achève de les perdre. Car qu’y a-t-il qui paraisse, et plus juste et plus facile que de s’affliger de ses fautes et de se repentir d’avoir mal fait. Ainsi, par une étrange contradiction, le repentir dont on qu’on espère devient le motif d’un crime certain. Car je vous demande, mes frères, lorsque vous vous laissez emporter à cette passion criminelle, croyez-vous quelquefois vous en repentir, ou ne vous en repentir jamais ? [3] Jamais ! qui le pourrait dire ? Jamais ! qui le pourrait seulement penser ! En quoi donc différeriez-vous d’avec les démons, éternellement impénitents et endurcis dans leur crime ? Vous espérez donc quelque jour vous […] Car les pécheurs nous savent bien dire qu’il ne faut que se repentir pour être capable d’approcher de cette fontaine de grâce. Ainsi un repentir douteux devient le motif d’un crime certain. Mais ô aveuglement inouï, stupidité insensée que de pécher pour se repentir !

Considérez, mes frères, quel est votre aveuglement : vous faites [debout ?] rendez la bonté de Dieu complice de votre endurcissement. C’est ce péché contre le Saint-Esprit, contre la grâce de la rémission des péchés. Dieu n’a plus rien à faire pour vous retirer du crime. Vous poussez à bout sa miséricorde. Que peut-il faire que de vous appeler, que de vous attendre, que de vous tendre les bras, que de vous offrir le pardon ? C’est ce qui vous rend hardis dans vos entreprises criminelles. Que faut-il donc qu’il fasse? Et ses sa bonté étant épuisée et comme surmontée par votre malice, lui reste-t-il autre chose que de vous abandonner à sa vengeance ? Et puis, dites-moi, mon frère, vous qui vous confiez aveuglement à ce repentir futur, [ne] voulez-vous pas considérer que dieu a bien promis le pardon au repentir, mais qu’il n’a pas promis de donner du temps pour la pénitence ce sentiment nécessaire. Hé bien ! poussez à bout la bonté divine : montrez-vous fermes et intrépides à perdre votre âme : ou plutôt insensés et insensibles, hasardez tout, risquez tout; faites d’un repentir douteux le motif d’un crime certain ! Mais ne voulez-vous pas entendre combien est [étrange, combien insensée, combien monstrueuse cette pensée de pécher pour se repentir ? …]


Annotations

[1] J’ai consulté avec profit l’édition critique des œuvres oratoires de Bossuet par l’abbé J. Lebarq, revue et augmentée par Ch. Urbain et E. Levesque, et plus particulièrement les tomes IV (p. 672s) et V (p. 596s).

[2] « ceux qu’elle lave, elle les souille » ; il s’agit d’une allusion au chapitre 15 du Traité du baptême de Tertullien : « felix aqua quae semel abluit, quae ludibrio peccatoribus non est, quae non adsiduitate sordium infecta rursus quos diluit inquinat », ce qui se traduit par : « Heureuse eau, qui lave une fois, qui est si salutaire aux pécheurs et qui met ceux qu'elle a une fois lavés en état de ne plus contracter de nouvelles taches! »

[3] Note en marge : « pécher contre le Saint-Esprit, contre la grâce de la rémission des péchés. Pénitence conduit à l’impénitence finale. »

Egalement publié sur mon site Internet (ici).

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